Dr. Nelly Sanchez, Université Bordeaux-Montaigne

« Collagiste : artiste créant des œuvres catégorisées techniquement comme collages ». C’est ainsi que nous nous définissons. Avant de débuter notre réflexion, nous souhaitons préciser que nous ne parlerons ici que de collage. Nous n’évoquerons pas les productions issues du découpage du papier comme celles de Georges van Haardt (1907-1980), même si le découpage et le collage exploitent la même matière. Le découpage ne fait que retrancher des éléments, et sa création est le produit de cette soustraction. Si le collage nécessite l’action de découper – pas toujours cependant comme ont pu le prouver les affichistes du Nouveau Réalisme américain des années 60 -, sa création est le résultat d’une addition d’éléments de provenance et de nature diverses.
Le collage, par l’habileté et la maîtrise de techniques qu’il requiert, est un art à part entière. Celui-ci a, comme les autres disciplines, une histoire et une évolution que nous retracerons brièvement. Son essence l’amène cependant à se démarquer des autres pratiques artistiques puisqu’il repose entièrement sur la fraction, le fragment emprunté à des créations préexistantes. Cette démarche, fondée sur une forme particulière de co-création que nous ne manquerons pas d’expliquer et de développer, remet en question la définition traditionnelle d’auteur ainsi que celle, par voie de conséquence, de genre de l’œuvre. Dès lors qu’est-ce qui est donné à voir mais surtout qui donne à voir dans un collage ?

Brève histoire du collage
Le collage a encore du mal à se faire une place parmi les arts : il est bien souvent considéré comme un simple loisir au même titre que le scrapbooking ou le décopatch. Et si certains artistes se sont adonnés aux « papiers collés », comme Juan Gris, Georges Braque, Pablo Picasso dans certains de leurs tableaux cubistes[1], ou Henri Matisse à la fin de sa vie, cet aspect de leur œuvre est rarement retenu. Pourtant le collage est intimement lié à l’Histoire de l’Art. Après avoir été longtemps employé dans l’artisanat, notamment dans la pratique de « l’arte povera » italienne du XVIIIe siècle, celui-ci est repris par les futuristes au début du vingtième siècle. Née du Manifeste du futurisme (1909) du poète Marinetti, cette esthétique entendait exprimer le mouvement, la vitesse, le dynamisme de la société moderne. Le collage s’est rapidement imposé comme la seule technique artistique capable de traduire ces aspirations et surtout d’offrir la même liberté que la modernité : son exécution relève presque de l’instantané et sa pratique n’impose aucune contrainte. L’assemblage d’éléments empruntés au réel et à la modernité, permettait d’aborder tous les sujets et donc de traduire le dynamisme, le mouvement, pour confronter le spectateur à l’énergie de la vie urbaine. Il intéressait d’autant plus les artistes du moment qu’il rompait totalement avec les règles de l’art traditionnel : il fait en effet fi des conventions classiques (proportions, perspectives, lumière…), des matières nobles habituellement utilisées (marbre, pigment, toile…) et sa facilité d’exécution rend inutile tout apprentissage. Par la suite, tous les mouvements artistes s’emparent du collage comme le constructivisme et, parallèlement, le suprématisme russe, impulsé par Kasimir Malevitch à qui l’on doit Carré blanc sur fond blanc (1919). Ce mouvement s’intéressa davantage à la couleur et aux formes géométriques. Après-guerre, le mouvement Dada s’approprie à son tour le collage pour mettre en scène une société désabusée ; il devient le mode de création de prédilection des surréalistes car l’inconscient est désormais à l’œuvre dans l’association des éléments collectés. Chaque mouvement artistique s’appropria cette technique : les expressionnistes abstraits comme Antoni Tàpies et Anselm Kiefer l’associèrent à d’autres médiums comme la peinture, le Junk Art (l’art du rebut) dont les représentants, John Chamberlain, Louise Nevelson, le mêlèrent à d’autres objets.  Il n’y a pas jusqu’au Pop Art qui ne se soit mis à ses débuts au collage, notamment avec David Hamilton, pour refléter le bavardage désœuvré d’une réalité privée de sens et d’une société dominée par le culte de la consommation et de l’éphémère. À l’heure actuelle, le collage semble en perte de vitesse car il est supplanté par le numérique. Si le collage satisfait le désir de toucher la réalité et de la manipuler, puisqu’il supprime tout intermédiaire entre la matière et le support, le numérique va plus loin car il offre l’opportunité de modifier et de rectifier la réalité.
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[1]Voir notamment J. Gris, La Bouteille de Banyuls (1914), G. Braque, Assiette de fruit et verre (1912), P. Picasso, Guitare (1913).

Une première imposture…
Si ce très rapide résumé de l’histoire du collage confirme, si besoin était, que celui-ci était un art à part entière, il explique également les raisons pour lesquelles il demeure suspect aux yeux du public. Le génie, ou simplement le talent ne paraît pas être une condition nécessaire pour réaliser des collages, ces qualités traditionnellement requises sont souvent compensées par tous ces mouvements que sont le hasard, le fortuit, l’accident largement exploités par les surréalistes. Sa réalisation semble des plus aisées et sa maîtrise ne requiert aucune formation, aucune aptitude particulière. Il n’y a pas de technique propre au collage ; chaque artiste élabore la sienne. D’autre part, la matière qu’il utilise est une matière vile, à portée de tous, et fragile : le papier. Le collage « aggrave encore son cas » lorsque ce papier est imprimé : il devient alors la somme d’éléments empruntés à des images produites par d’autres. C’est certainement cette démarche d’appropriation d’œuvres préexistantes qui amène à considérer le collage comme un simple loisir, une activité ludique. Pourtant la création est bien à l’origine même du collage, c’est d’ailleurs elle qui motive ce geste d’appropriation. Mais parce que le collagiste ne conçoit pas ses œuvres à partir d’éléments originaux, c’est-à-dire directement issus de ses mains, il se voit encore trop souvent dénier le statut d’auteur. Pour le public encore, s’il y a un auteur, s’il y a un créateur, c’est celui qui est à l’origine de l’œuvre découpée, dépecée au sens premier du terme. Ce dernier peut même faire figure d’artiste spolié, dépouillé puisque désormais son œuvre lui échappe, alors que le collagiste ne peut passer pour un imposteur en se revendiquant auteur et artiste. Il convient de noter que de toutes les formes d’emprunt dont l’art est capable (objets trouvés dadaïstes, détournements d’objets, ready-made… il s’est même développé dans les années 1960-70, un mouvement qui, dans le sillage du Pop Art, se désigna comme « appropriationniste[2] »), le collage est celui qui se positionne le moins dans la logique du détournement des droits d’auteurs. Il est, en effet, le plus souvent constitué de fragments et non de l’intégralité d’une image.
La notion d’auteur telle qu’elle est traditionnellement définie ne fonctionne donc pas dans l’art du collage. Un auteur, en effet, est habituellement quelqu’un qui est à l’origine de quelque chose, c’est un créateur. Si le collagiste est à l’origine son œuvre, il est, en revanche co-créateur de la matière qui compose son œuvre. Toute création de collage dépend entièrement de la production des autres artistes. Ces derniers n’ont pas connaissance du sort réservé à leurs œuvres et sont rarement à même de les identifier une fois qu’elles sont intégrées à une œuvre. C’est à leur insu, sauf rare exception, qu’ils participent donc à ce processus de création. Aucune collaboration active, consciente et délibérée. Le collagiste, en revanche est pleinement conscient de ses emprunts. À la contrainte d’originalité qui fonde la traditionnelle définition de l’auteur, il a substitué, ainsi que le précise Frédérique Entrialgo, « l’acceptation d’une antériorité artistique qui traverse sa propre création[3] ». Le collagiste investit l’œuvre dans laquelle il a choisi de prélever un ou plusieurs fragments, il l’investit et se l’approprie non seulement physiquement mais aussi sémantiquement. Le fragment retenu n’est intéressant, pour la collagiste que nous sommes, que par ce qu’il représente mais également par ce qu’il signifie. En l’incluant dans une œuvre nouvelle, le collagiste détourne sa représentation, déforme sa signification première. Il exploite, explicite une polysémie insoupçonnée en le mettant en relation avec d’autres fragments. De manière sous-jacente, la seconde œuvre prolonge la première, l’interroge et l’explicite. Si le créateur initial participe malgré lui à la réalisation du collage, le rendant même possible grâce à son œuvre, il ne disparaît pas pour autant. En lui empruntant un fragment, le collagiste emprunte également son style, son atmosphère, sa palette de couleurs… Ce dernier ne peut donc jamais se détacher, se démarquer totalement de l’œuvre matricielle. Le créateur premier sous-tend donc le collage, demeure toujours présent à travers les éléments prélevés, à la manière des gènes d’un père involontaire lors de la conception d’un enfant. Le collage est cet enfant. On le voit, dans le collage, le concept d’auteur est indissociable de celui de co-création et de co-existence de tous les artistes ayant contribué, d’une manière ou d’une autre, à l’élaboration de l’œuvre.
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[2] Voir les œuvres de Cindy Sherman et de Richard Prince.
[3] Frédérique Entrialgo, La Notion d’auteur comme objet d’art, Marseille : [http://www.articule.net], 2005/2006.

La seconde imposture
S’appuyant désormais sur une antériorité reconnue et revendiquée, cette définition particulière de l’auteur, synonyme de co-créateur, brouille tous les repères du spectateur. Elle alimente, si besoin était, le débat que souleva Roland Barthes et son article au titre provocateur « La Mort de l’auteur [4]». Celui-ci dénonçait en effet la démarche rassurante qui consistait à chercher le rapport existant entre l’œuvre et son auteur afin d’établir une sorte de dialogue entre le spectateur et l’auteur. Pareille approche ne peut, face à un collage, fonctionner. Il est absurde de se demander si le sens de l’œuvre est identifiable à l’intention du collagiste, sachant que celui-ci est co-créateur. Le signataire de la production n’a pas créé les éléments qui la composent, il les a seulement choisis et agencés. Dès lors, se pose la question de savoir qui donne à voir. Quel lien ces fragments entretiennent-ils entre eux ? Pourrions-nous dire que le collage est une intention exprimée à travers la fraction d’œuvres préexistantes ? L’œuvre a-t-elle seulement un sens ?
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[4] Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », Le Bruissement de langue : Essais critiques IV, 1984.

À la définition de l’auteur s’articule celle, tout aussi problématique, du genre de l’œuvre, c’est-à-dire de l’identité sexuelle. Est-ce que cette antériorité, inhérente au collage, interfère dans l’identification du genre ? Il est communément admis que nos collages reflètent une féminité surréaliste, onirique. Ces mains, ces bouches féminines idéalement dessinées au rouge à lèvres, qui reviennent de manière récurrente dans nos collages, font oublier qu’elles appartiennent à l’univers fantasmatique masculin. Tous les éléments que nous prélevons proviennent de magazines, de revues qui, en effet, mettent en scène une vision masculine de la féminité et de la virilité. Quel genre, au sens construction sociale et culturelle, peut être donné à mes œuvres ? Qu’est-ce qui prévaut ? Le genre de l’œuvre antérieure, le masculin dans une grande majorité des cas, dans laquelle nous avons puisé ou notre féminité créatrice qui rassemble et associe les fragments ? Force est de constater que le collage, en provoquant cette valse-hésitation, met en lumière « l’arbitraire du genre » si l’on veut parodier Ferdinand de Saussure. Mieux qu’aucun autre art, il montre combien l’association d’un signifiant à un genre est purement conventionnel, culturel. Aucun élément, qu’il soit considéré isolément ou associé à d’autres, ne permet de définir le genre de l’œuvre puisqu’il semble lui-même n’en posséder intrinsèquement aucun. Le masculin et le féminin ne serait donc pas tant caractérisé par le fragment retenu que par le geste d’appropriation.

Le collage rend l’identification du genre d’autant plus complexe qu’il évacue le problème du modèle par sa manière de traiter le réel. En effet, même si celui-ci se fonde sur des éléments figuratifs, il dénonce l’imposture de toute démarche qui se veut réaliste. Le public répond à ce questionnement en identifiant l’œuvre à l’auteur, en considérant simplement le collage comme un exact reflet. Cette logique trop simpliste plonge alors le spectateur dans une certaine perplexité puisque, privé de référence, il ne peut plus comprendre ce qui lui est donné à voir. Nous nous sommes amusée de cette situation en élaborant Autoportrait à l’éventail (2015) et Autoportrait en blonde (et aux chouettes) (2017)… Le spectateur a, en effet, encore du mal à évacuer l’omnipotence de l’auteur dans le sens à donner à un collage. Il se raccroche à tout indice qui pourrait l’aider, comme un titre. Nous en avons fait l’expérience lors de nos premières expositions : un collage sans titre n’est pas considéré par le spectateur, il ne prend pas le risque de forger sa propre explication, son propre sens. Nous avons eu la tentation d’intituler de manière farfelue certaines de nos productions, ainsi avons-nous exposé Attends, je réfléchis (2017), On bouge ! (2018) … Le spectateur peut cependant échapper à son angoisse et évacuer ainsi tout questionnement sur l’auteur en acceptant de prendre comme critère de signification sa propre perception. Il impose alors son propre filtre, ainsi que son propre genre, pour tâcher de trouver un sens à ce qui lui est donné à voir. Il devient co-créateur du sens de l’œuvre et, par voie de conséquence, de son genre. Il apprivoise ce qui lui est donné à voir, établit des liens entre les différents éléments, construit parfois une trame narrative grâce au titre. Ainsi Le Cheval d’amour (2017) est souvent perçu comme l’apologie de la castration par certains hommes alors que le public féminin y voit une image romantique de l’amour…

Le patchwork, le vitrail, la mosaïque, le zellig ont ceci de commun avec le collage qu’ils sont constitués de fragments. Mais plus que ces autres arts, le collage requiert toute la subjectivité et la vivacité d’esprit du spectateur car celui-ci est « une manivelle pour l’imagination[5]», ainsi que le définissait Martin Stejskal. Le spectateur est d’autant plus sollicité qu’il doit pallier aussi bien l’absence de signification précise de l’œuvre que l’identification formelle de l’auteur. Il est encore mis à contribution lorsqu’il s’agit de définir le genre de ce qui lui est donné à voir… En raison de sa nature fragmentaire, le collage ne cesse en effet d’interroger la construction des genres et leur représentation. Et c’est en ce sens qu’aussi « passé de mode » que semble être le collage, il n’en demeure pas moins étonnamment moderne.
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[5] Martin Stejskal, catalogue de l’exposition Collages. Le collage surréaliste à la galerie Le Triskèle, à Paris en 1978 in Françoise Monnin, Le Collage, art du vingtième siècle, Paris : Fleurus idées, 1993, p.36.